Par Le National
© Roger-Luc Chayer / Le National


Pour reconnaître à temps la mégalomanie

(Source:du 4ème trimestre 1993)

Le terme de mégalomanie est souvent et justement employé à propos des gourous. Encore faut-il bien définir ce que ce mot recouvre. Selon les circonstances, les troubles de la mégalomanie se manifestent en deux temps. Il importe de bien connaître le premier - celui du brio et de la séduction - afin de déceler à temps le second, celui du délire irréversible.


La mégalomanie entre dans le cadre général des psychoses délirantes chroniques (nous nous appuierons pour cette partie sur le travail de Henri Ey, P. Bernard et Ch. Brisset (Manuel de psychiatrie - Masson - 1974).

 Ces affections mentales comprennent :

  • Les psychoses sans évolution déficitaire (perte des capacités d'adaptation au réel).
    1. Les psychoses délirantes systématisées (paranoïdes)
    2. Les psychoses hallucinatoires chroniques
    3. Les psychoses "fantastiques".
  • Les Psychoses délirantes chroniques avec évolution déficitaire.
Notre propos concernant la mégalomanie se situe parmi les psychoses fantastiques que l'école française a désigné "délires d'imagination" et que Kraeplin, le chef d'école du début du siècle à Heidelberg, désignait: "paraphrénies". Ces délires là groupent dans un même cadre les délires à forte charge imaginative qui conduisent à des états d'esprit en marge de la logique, paralogiques. Ici, des modes de pensée archaïques, d'ordre magique, contrastent étrangement avec l'intégrité de la pensée logique dans la vie ordinaire et dans l'adaptation au monde réel.

 Concernant la pensée paralogique, les idées prennent leur source dans des représentations collectives de la pensée primitive. L'espace et le temps se plient à une fable délirante. Une mythologie rend les personnes ambiguës par l'amalgame à des figures plus ou moins monstrueuses et intemporelles. La voie est ouverte aux métamorphoses corporelles, aux généalogies fabuleuses, cosmiques ; ceci donne lieu à des débridements esthétiques époustouflants.

 Dans la mégalomanie, on trouve les thèmes de mise sous influence maléfique, les cohabitations corporelles, les thèmes de persécution (complots, conjurations), l'action des "forces du mal" avec élargissement au cosmos.

 Le mégalomane se sent "le jouet l'enjeu d'un combat gigantesque où il se sent impliqué à l'égal des célébrités naturelles et surnaturelles".

 Dans d'autres formes de ces "paraphrénies", la fabulation l'emporte sur les hallucinations (voix, révélations, télépathie). L'imagination peu à peu submerge les hallucinations. (A la limite, on ne soit plus ce qui prévaut dans cette auto-intoxication, tant les pistes sont brouillées, et si un désir pervers de les brouiller n'est pas l'intention première).

 Mais il y a intégrité paradoxale du système d'adaptation à la réalité quotidienne. Le contraste est saisissant entre cette mythologie du délire et une adaptation au réel qui demeure bonne, "parfois même excellente", en particulier dans son développement historique. Curieuse interférence entre cette image du mot au quotidien, et l'image délirante de celui-ci. C'est une sorte de vision double très caractéristique. Mémoire, action de travail, comportement social demeurant curieusement intacts et c'est tardivement que l'on observe les évolutions vers la coupure, la schizophrénie, principalement dans ses formes "floues" avec langage symbolique et hermétique.

 Dans cette description il fout encore compter de nos jours avec les modifications que peuvent amener les thérapeutiques. Celles-ci sont susceptibles de donner des résultats surprenants, voire spectaculaires et inespérés... mais quel gourou aurait envie de s'y soumettre ?

 Il revient à Kraeplin d'avoir bien mis en lumière deux temps.

 Dans un premier temps, le mégalomane est en général perçu par son entourage sous son jour le plus chatoyant. L'originalité de ses vues, le brio, la capacité de conviction dans des domaines aux perspectives insoupçonnées, grandioses, en particulier au plan financier le tout joint au sens pratique bien préservé, attirent autour de lui les admirateurs, voire les petits ou grands mécènes ; bref une petite cour, d'autant plus insidieuse que le sens pratique du mégalomane est susceptible d'organiser une véritable chasse aux notabilités toujours avides de flatteries. L'encensement mutuel consolide le groupe. On est en plein Andersen et son conte "les habits neufs de l'empereur".

 Pourtant à ce stade, le mégalomane demeure peu dangereux et les beaux esprits - ceux qui tiennent à ne pas être vus comme s'en laissant conter - gardent un petit sourire, qui les préserve en cas de dérapage... Ils l'auraient trouvé simplement amusant et ce serait leur élégante porte de sortie...

 Mais - seconde phase - que, tout à coup, les circonstances changent et qu'une bonne fortune mette le personnage en situation de responsabilité, le climat varie aussitôt. Fini l'amusement. Toutes les potentialités du mégalomane se déploient. La petite cour du départ agrège une clientèle beaucoup plus vaste qui voit là s'ouvrir une nouvelle carrière à des appétits jusque-là contenus.

 C'est ainsi qu'au début des années 80, on a vu un mégalomane-type, éternel candidat à la Maison-Blanche et maître dans l'art de faire mousser des théories à la mode, géopolitiques et plus ou moins scientifiques, prendre en marche le train des croisés de la "guerre des étoiles", "vendue", avec succès, au Président Reagan. De là à foire croire que c'était ce Lyndon H. LaRouche qui avait inventé cette merveille et l'avait offerte à un Reagan ébloui le pas était facile. Il n'est que de lire la revue "Fusion", une des publications du groupe de fidèles de LaRouche, pour se rendre compte du cortège de politiciens, de stratèges et de membres du lobby militaro-industriel (dont des Français) que LaRouche et ses associés ont su réunir pour souffler dans ses trompettes, sans toujours savoir, on veut le croire, à qui ils apportaient leur soutien.

 Est-ce à dire que le mégalomane qui a su mettre dans son jeu un nombre suffisant de dupes inconscientes - ou d'opportunistes qui se joignent au cortège, y trouvant leur compte - ne peut plus être arrêté ? Quelques-uns, il n'y a pas si longtemps, sont allés jusqu'au bout de leur folie, entraînant dans leur chute finale, toujours inéluctable, des millions de victimes. Le mégalomane commun, lui - il y en a de toutes les pointures - fait plus ou moins de victimes avant que la voix enfantine crie, comme dans le conte : "l'Empereur est nu !". Il faut un faux pas trop évident du mégalomane aveuglé pour rendre efficace ce cri naïf.

 Il est de grande importance de savoir que ces personnalités existent, et qu'il faudrait dépister à temps, en particulier lorsqu'elles se présentent comme des chefs inspirés. Ils sont, tout médecin en a fait l'expérience, très convaincants au début du moins. Il ne s'agit pas de partir à la "chasse au mégalo", mais d'apprendre à le reconnaître à temps - et à ne pas se laisser piéger.