Par Le National
© Roger-Luc Chayer / Le National


Qu'est-ce que le bonheur gai?

en collaboration avec RGL-MagInfo

" Je crois que ce qui gêne le plus ceux qui ne sont pas homosexuels dans l'homosexualité, c'est le style de vie gay, et non les actes sexuels eux-mêmes... C'est l'idée que les homosexuels puissent créer des relations dont nous ne pouvons pas encore prévoir ce qu'elles seront que beaucoup de gens ne supportent pas. "

La désexualisation de l'homophobie implicite dans ce propos de Foucault, ne tient pas à l'humeur passagère d'une conversation. Dans une autre interview, en effet, Foucault disait :

" Deux homosexuels, non, deux garçons qu'on voit partir ensemble pour aller coucher dans le même lit, on les tolère, mais si le lendemain matin, ils se réveillent avec le sourire aux lèvres, ils se tiennent par la main et s'embrassent tendrement et affirment ainsi leur bonheur, là on ne leur pardonne pas. Ce n'est pas le départ pour le plaisir qui est insupportable, c'est le réveil heureux. "

Si l'on suggère que l'homophobie chez les hommes pourrait être l'expression haineuse d'un fantasme plus ou moins déguisé de participation, principalement sous forme de pénétration anale, à l'expérience imaginaire terrifiante de la sexualité féminine, l'argument de Foucault présente évidemment un certain intérêt. L'intolérance à l'égard de l'homosexualité, loin d'être l'expression déplacée des angoissses qui sont au fond de la misogynie, ne serait rien de plus qu'une anxiété de nature politique à l'idée de reconfigurations subversives et même révolutionnaires du social que les gays seraient en train de fomenter. En fait, selon ce scénario, il ne s'agirait ni d'un côté ni de l'autre de fantasmes, ou du moins ceux-ci n'auraient pas grand chose à nous apprendre sur la menace que représente le phénomène gay. Le sens de la sécurité dont jouit notre culture, poursuit Foucault dans l'interview " Le gai savoir ", dépend de ses " puissances explicatives ".

Il n'y a peut-être rien à dire sur ces deux gays partant main dans la main après une nuit de jeux érotiques. Gardez-vous, nous avertit Foucault, d'interpréter leur tendresse comme le doux épuisement ressenti après une séance de fellation qui serait " en réalité " un dévorement déplacé du sein maternel ou une nuit de baise qui serait " vraiment " la repossession hétérosexuelle d'une femme phallique perdue, ou encore à se faire baiser, rejouant " en fait " obsessionnellement la castration infligée à la mère par le père dans la scène primitive.

Non, ces homosexuels gaiement enlacés qui vont tranquillement prendre leur café matinal dans le quartier du Castro ou de Christopher Street sont tout simplement, superficiellement, radicalement, effrontément heureux.

" Il n'y a pas d'angoisse derrière le bonheur, ...
Il n'y a pas de fantasme derrière le bonheur, ...
c'est cela que l'on ne tolère pas. "

Bien que pratiquement tout ce que j'ai pensé ou écrit sur la sexualité aille à l'encontre d'une telle analyse de l'intolérance homophobe, j'en suis aujourd'hui arrivé à la trouver non seulement intrigante, mais presque irrésistible. Si j'ajoute " presque ", c'est en partie parce que, ayant moi-même toujours désiré être un de ces gays heureux, je ne peux m'empêcher de me demander quels pouvaient être les plaisirs qui conduisaient à cette enviable absence de tout arrière-goût interprétatif chez les hommes que Foucault a sans doute vraiment rencontrés. Foucault ne dit presque rien de ces plaisirs dans ses interviews, bien qu'il ait d'ailleurs parlé assez longuement, et avec enthousiasme, des pratiques gays sadomasochistes.

Dans une discussion reproduite en 1984 (The Advocate), il fait l'éloge des adeptes du SM pour leur invention de " nouvelles possibilités de plaisir en utilisant certaines parties bizarres de leur corps ". Il décrit le SM comme " une entreprise créatrice, dont l'une des principales caractéristiques est ce que j'appelle la désexualisation du plaisir. "

" L'idée que le plaisir physique provient toujours du plaisir sexuel et l'idée que le plaisir sexuel est à la base de tous les plaisirs possibles, cela, je pense, c'est vraiment quelque chose de faux. "

Le plaisir érotique est donc loin de se limiter au sexe (le sexe étant sans doute ici l'association conventionnelle du plaisir avec la stimulation génitale), et, ce qui est peut-être le plus intéressant, une fois qu'on deséxualise l'érotisme, on a peut-être aussi à le soustraire à l'interprétation. C'est comme si les plaisirs deséxualisés étaient des plaisirs sans fantasmes, presque des plaisirs qui se seraient pas compliqués par le désir, et ce déplacement du plaisir des organes génitaux vers de ce Foucault désigne de manière quelque peu énigmatique comme " certaines parties bizarres " de notre corps devrait avoir, je présume, l'effet bénéfique de frustrer toutes ces tentatives d'interprétation basées sur l'idée que le plaisir est uniquement sexuel.

Personne n'était plus averti que Foucault du rapport entre la manière dont nous organisons nos plaisirs avec une autre personne et les formes plus généralisées d'organisation sociale. C'était l'originalité de son Histoire de l'homosexualité de soutenir que, dans nos sociétés, le pouvoir n'opère pas principalement par la répression des pulsions sexuelles spontanées, mais par la production de multiples sexualités, et que c'est par la classificiaiton, la distribution, la hiérarchisation morale de ces sexualités que les individus qui les pratiquent peuvent être sanctionnés, traités,marginalisés, séquestrés, disciplinés, ou normalisés. La forme la plus efficace de résistance à cette productivité disciplinaire ne consiste pas, selon lui, à lutter contre les prohibitions, mais au contraire à pratiquer une sorte de contre-productivité. Il ne s'agit pas de libérer de la répression des pulsions bouillonnantes, mais de jouer consciemment, délibérément sur la surface de nos corps avec des formes et des intensités de plaisirs qui ne sont pas couvertes, si l'on peut dire, par les classifications disciplinaires qui nous ont jusqu'à présent appris ce qu'est le sexe.

Ce qui devrait surtout nous retenir dans cet argument est une connexion que Foucault semble nier dans l'interview de Salmagundi quand il dit que ce ne sont pas les actes sexuels eux-mêmes qui dérangent le plus les non-gays, mais le mode de vie gay, ces " relations dont nous ne pouvons pas encore prévoir ce qu'elles seront ".

Cette phrase contient un judicieux déplacement tactique : ne vous imaginez pas, semble-t-il dire aux non-gays, que vous allez vous en sortir par une réduction freudienne de votre homophobie à une anxiété personnelle; ce qui vous fait vraiment peur, c'est la menace pour vos privilèges que constitue le refus gay des relations que vous avez créées pour protéger votre pouvoir.

Si l'alternative à cette singerie de l'idéal de domination de la culture dominante ne peut pas être un renoncement au pouvoir lui-même, la question est de savoir si nous pouvons imaginer des rapports de pouvoir qui seraient structurés autrement. La réversibilité des rôles dans le sadomasochisme, par exemple, permet effectivement à chacun ou chacune de prendre son tour dans la position exaltée de la Masculinité (et si tout le monde peut être en dessous, personne n'a un droit exclusif à la position du dessus, celle de la domination), mais c'est là une contestation bien timide de la hiérarchie sociale du pouvoir. Tout le monde peut avoir le plaisir d'avoir quelqu'un à sa botte - mais pourquoi ne pas avant tout contester la valeur de mettre des bottes pour ça ?

Une femme peut traiter un homme ou une autre femme, avec la même autorité brutale qu'un homme exerce sur elle; un Noir peut savourer l'humiliation du coup blanc qu'il a ramené chez lui, partageant ainsi le plaisir dont les Blancs jouissent dans des contextes sociaux plus acceptables. De surcroît, les positions de pouvoir sanctionnées par la société sont renforcées par les changements de positions secrets et toujours temporaires qui permet la culture parallèle du SM. La transformation du cadre d'entreprise brutal et despotique (pendant la journée) en une servante en petits dessous pleurnichant sous les coups d'une impitoyable dominatrice (la nuit) n'est rien de plus qu'une manière relativement revogorante de se débarasser de ses tensions. La concession ainsi accordée à un besoin secret et potentiellement débilitant de se délivrer des écrasantes responsabilités du maître et de jouir brièvement du sentiment d'irresponsabilité que donne une impuissance totale permet à notre PDG de retourner tranquillement, le lendemain matin, à sa position de maîtrise et d'oppression, une fois que tout cet " autre côté " aura été, au moins pour un moment, exorcisé à petits coups de fouet.

Si le sadomasochisme propose, en somme, de jouer au pouvoir, sa pratique repose sur un respect mutuel (la victime a toujours le contrôle) qui est généralement absent des rapports entre les puissants et les faibles, les déshérités, ou les opprimés dans la société. Dans les sociétés civilisées, le pouvoir est devenu systémique, médiatisé par sa dissémination dans l'économie, le droit, la moralité. Mais cela n'empêche en rien que le SM soit une répétition du pouvoir qui sous-tend l'ensemble de ces médiations. Il constitue une sorte de radioscopie du corps du pouvoir, une sorte de test expérimental du potentiel érotique des structures sociales les plus oppressives.

Cependant, il demeure profondément conservateur en ceci que son imaginaire du plaisir est presque totalement défini par la culture dominante à laquelle il croit " asséner une claque cinglante ".

Il est vrai que ceux qui exercent le pouvoir admettent rarement l'intense plaisir qu'ils prennent à cet exercice. Reconnaître ce plaisir dévoile peut-être l'hypocrisie de l'autorité, mais ce n'est certainement pas une contestation de l'autorité en soi. Au contraire : c'est là une manière de révéler la fondation inébranlable sur laquelle le pouvoir repose. L'exercice du pouvoir est une source de jouissance.

Pour Foucault, le SM

" n'est pas une reproduction, à l'intérieur d'une relation érotique, de la structure du pouvoir; c'est une mise en scène des structures du pouvoir par un jeu stratégique capable de procurer un plaisir sexuel ou physique ".

Mais qu'est-ce qu'un jeu sans la structure de pouvoir qui constitue ses stratégies ?

Si le SM propose de jouer au pouvoir, et que ce pouvoir reste une sorte de jouissance, l'enseignement le plus précieux du sadomasochimse réside sans doute dans ce qu'il a pour la plupart des gens de plus repoussant : infliger la douleur.

Les textes SM - ce n'est guère surprenant - restent souvent évasifs sur la question. Un souci médiatique incite probablement les initiés à minimiser les côtés les plus révoltants de leurs amusements érotiques.

Si quelque chose doit être expliqué dans le masochisme, ce n'est pas l'idendité présumée de la douleur et du plaisir, mais plutôt la passion qu'il suscite ou le plaisir. Elle est si intense qu'une douleur extrême peut être momentanément tolérée (plutôt que recherchée en tant que telle) comme condition pour amener le masociste à ce seuil biochimique (qu'est la douleur) où des stimuli douloureux commencent à produire des substances génératrices de plaisir. Le masochisme serait alors une discipline suprêmement hédoniste. Il est peut-être impossible d'arriver à une définition satisfaisante de la douleur indépendamment de sa fonction protectrice. Le dualisme plaisir/douleur correspond à un rythme fondamental de la part de l'organisme individuel selon qu'il s'approche ou s'éloigne du monde. Une définition substantive (plutôt que fonctionnaliste) de la douleur achoppe toujours sur les variations subjectives de ce qui est perçu et identifié comme pénible ou agréable.

Sociologiquemenent, le SM est une répétition du pouvoir, sorte de radioscopie ou de test expérimental du potentiel érotique des structures sociales les plus oppressives où la douleur est l'expression la plus directe du pouvoir. Dans un certain nombre d'ouvrages sadomasochistes, la volonté d'accentuer la jovialité de la communauté masculine est telle qu'on pourrait croire qu'une brochure promotionnelle pour le Rotary Club s'est par mégarde glissée dans un ouvrage sur la tribu des cuirs. On doit cette comparaison à John Preston :

" serions-nous surpris par l'apparition des clubs de gays cuirs, quand ils sont pratiquement constitués, en termes de race, de classe et de statut économique, des mêmes hommes que les clubs Rotary et Lions dans le monde hétéro ? Si vous n'avez jamais assisté à une réunion d'un groupe cuir et remarqué ses tendances nationalistes, sa ferveur patriotique et son goût du rituel et des chants repris en choeur, ainsi que la pompe et la solennité de sa hiérarchie, vous vous êtes rendu compte que le besoin qu'ils remplissent ressemble à s'y tromper à qui se passe dans n'importe quelle autre société masculine de bienfaisance civique ".

Si Foucault dans " Le gai savoir " analyse une bonne partie de l'attrait du SM comme venant de ce que " en s'aidant d'un certain nombre de drogues et d'instruments ... il érotise le corps tout entier, désexualisant ainsi le plaisir ", sa définition du plaisir reste très proche du sadisme non sexuel évoqué par Freud dans " Pulsions et destins des pulsions ", un sadisme non encore affecté par l'excitation sexuelle dans ses projets de maîtrise. Il est vrai que Foucault décrit ces projets comme érotiques. La distinction qu'il établit entre l'érotique et le sexuel semble être que le premier est un plaisir dévirilisé ou polymorphe finalement détaché de la " forme virile du plaisir commandé qu'est la jouissance, au sens éjaculatoire et masculin dut erme ". Mais en nous délivrant de la tyrannie du pénis, du machisme sexuel, ces pratiques mettent aussi à l'écart ce qui constitue peut-être l'expérience la plus intense qu'un homme puisse avoir de la vulnérablité de son corps. Foucault a si brillamment décrit le corps comme objet de l'exercice du pouvoir qu'on oublie facilement de remarquer combien il a peu écrit sur le corps comme agent du pouvoir. Le corps libéré de ce qu'il appelle avec mépris le machisme de l'éjaculation est aussi un corps masculin libéré de ce qui peut bien être sa première expérience, à la fois enivrante et dégrisante, des limites du pouvoir.

Je veux bien sûr parler de l'expérience de la masturbation, pratique qu'il voyait à l'origine même de la science de la sexualité. Ce qu'il appelle la guerre contre l'onanisme au cours des deux derniers siècles a eu un rôle crucial dans la constitution de l'être humain comme sujet de désir sexuel, constitution qui devait être glorieusement, ou ignominieusement couronnée par la psychanalyse. Freud aussi s'intéressait à la masturbation, mais d'une manière notablement différente.

Cherchant à démontrer comment chacune des principales zones érogènes pendant l'enfance " s'étaye " sur une fonction non sexuelle, Freud rremarque que l'organe actif dans la masturbation est le principal instrument dont dispose le sujet pour manipuler l'environnement : la main. La suggestion implicite à cet argument est que l'autre organe, celui avec lequel le petit garçon joue, lui donne la sensation d'une maîtrise sérieusement restreinte : dans la masturbation, la main produit une excitation qui est indissociable d'une forme de perte, qui est ultimement une perte de contrôle. Dans la masturbation, le corps du garçon, plus précisément son pénis, discipline la main qui voudrait s'en rendre maître.

S'il est temps de se remettre à louer le pénis, ce n'est pas seulement parce qu'une raison essentielle pour laquelle un homme gay ne peut s'empêcher de reconnaître ses désirs comme homosexuels et son amour de la bitte (reconnaissance profondément incorrecte et particulièrement mal vue par nos alliés féministes), mais aussi parce que c'est peut-être au cours de jeux infantiles avec cet organe si diffamé que nous avons fait l'apprentissage des rythmes du pouvoir, et que nous avons été ou aurions dû être initiés au lien biologique entre la sexualité masculine et la perte de soi ou la passivité - lien que les hommes ont réussi à occulter de façon spectaculaire, particulièrement en persuadant les femmes d'en ignorer l'existence.

Qui êtes-vous quand vous vous masturbez ? Il est concevable que le corps d'une autre personne soit capable d'exciter le votre sans avoir prise sur votre réseau fantasmatique (ce qui démontrerait bien que la production du plaisir ne dépend pas de positionnements prédéterminés du désir).

Quelles positions, quelles activités, quelles identifications nous excitent ? Quel objet imaginé favorise le mieux le processus masturbatoire ? Que préférons-nous que cet autre imaginaire fasse - avec nous, pour nous, tout seul, avec quelqu'un d'autre ?

Il est évident que de telles questions n'intéressent pas seulement le confesseur se penchant sur la conscience du pénitent; mais que sous une forme plus théorique, elles alimentent la curiosité psychanalytique sur les mouvements d'identification du désir. Le danger est clair.

De l'identification à l'identité, il n'y a qu'un pas, et l'intérêt que nous prenons au fait de retracer la mobilité de l'une peut recouvrir un besoin de trouver un dénominateur commun qui permettrait, par exemple, de distinguer de manière définitive le désir homosexuel du désir hétérosexuel.

C'est après tout Freud - dans sa description confuse de la généalogie de l'inversion dans les premières pages des Trois Essais, et surtout dans les notes ajoutées en 1910, 1915 et 1920 - qui peut être considéré comme le premier pluralisateur de l'homosexualité. Cela ne rend d'ailleurs pas nécessairement plus acceptable aux yeux des penseurs queer, méfiants à l'égard de toute investigation psychanalytique; son rejet de la conception réductrice, selon laquelle l'homosexualité masculine serait due à une âme de femme enfermée dans le corps d'un homme, pourrait se comprendre moins comme un rejet de toute essentialisation que comme une critique de cette définition particulière pour son incapacité à recouvrir toute une pluralité d'essences. Une multiplicité de typologies ne suffit par pour justifier l'entreprise typologique elle-même.

Mais quelle liberté gagnons-nous à nous libérer des typologies, des généalogies, des structures du désir ? Ces catégorisations sont-elles nécessairement essentialisantes ? Historiquement parlant, les réponses à ces questions n'ont rien d'évident. Si nous en croyons, par exemple les études de Foucault ou de Dévid Halperin sur la Grèce antique, il apparaît que la sexualité était pour les Grecs tout aussi expressive de " l'essence individuelle du sujet " qu'elle peut l'être pour nous.

Les typologies sexuelles de l'Antiquité, écrit Halperin, " faisaient généralement dériver leurs critères de catégorisation non de la sexualité des gens mais de leur sexe; ils tendaient à considérer le désir sexuel comme normal ou déviant selon qu'il poussait les acteurs sociaux à se conformer ou non aux rôles qui leur étaient conventionnellement assignés en tant qu'homme ou femme ". Cela voulait dire, spécifiquement, non seulement que la pénétration phallique du corps d'une autre personne exprimait l'activité et la virilité sexuelle, tandis qu'être pénétré était signe de passivité et de féminité, mais, plus encore, que " la relation entre le partenaire sexuel " actif " et celui qui est " passif " est conçue comme étant de la même sorte qu'entre un supérieur et un inférieur social. Les rôles sexuels " actifs " et " passifs " sont donc nécessairement isomorphes des statuts sociaux de dominant et de subordonné ".

La nature du désir était, selon cette analyse, plus importante pour déterminer l'identité d'une personne que l'objet de son désir - mais le lien entre la sexualité et l'identité était tout aussi fermement établi que pour nous. En fait, la valeur déterminante attribuée à ce qu'un homme faisait plutôt qu'avec qui il le faisait aboutissait à une réduction extraordinairement brutale de la personne à son comportement sexuel. Le citoyen mâle était celui qui pénétrait, et c'est par la pééntration qu'il manifestait ce qu'il faut bien appeler l'essence de la citoyenneté. Il n'y avait pas moyen d'échapper à ce jugement - pas d'appel possible, par exemple, à l'ambivalence du désir pour prouver (puisqu'une telle preuve était nécessaire) qu'on était plus viril que son comportement passif ne le suggérait. Non seulement le modèle grec est, comme Halperin le reconnaît, puritain sur la virilité; il illustre aussi de manière frappante la misogynie qui est inhérente à l'homophobie, même s'il n'était pas hostile à l'homosexualité en soi.

En un sens, les Grecs admettaient si ouvertement leur révulsion à l'égard de ce qu'ils concevaient comme la sexualité féminine et étaient si tranquilles dans leur conviction du rapport entre le pouvoir et la pénétration phallique qu'ils n'avaient pas besoin de prétendre, comme le feraient les sexologues au XIXème siècle, que les hommes qui couchaient avec d'autres hommes étaient " en réalité " des femmes, et ce jugement avait d'importantes conséquences sociales; le citoyen adulte qui se laissait pénétrer, se rendant ainsi aussi inférieur que les femmes et les esclaves, encourait la disgrâce politique.

La persistance de ce jugement au cours des siècles et dans différentes cultures est largement documentée. Foucault confirme qu'il continue à avoir de la force même dans la culture gay contemporaine en disant, que le sadomasochisme pourrait contribuer à diminuer chez les hommes gays le sentiment que la sexualité passive est dégradante. Bref, il n'est pas du tout certain qu'une essentialisation de l'identité homosexuelle instaure un système d'identité plus rigide que celui qui était déja en place - système où il n'y avait même pas besoin de s'enquérir des subtilités du désir d'un homme pour le classifier moralement et déterminer sa position politique.

Même l'idéologie identitaire la plus étriquée nous laisse plus libres. Etre une femme dans un corps d'homme est certainement une définition restrictive, mais elle nous laisse au moins la possibilité de nous demander, comme le fait Freud, quelles différentes positions de désir cette femme pourrait prendre. Elle pourrait éveiller dans le corps masculin le désir d'être phalliquement pénétré, mais elle pourrait aussi le conduire à s'aimer lui-même activement par l'intermédiaire d'un garçon (de même que, selon Freud, Léonard de Vinci cherchait à revivre l'amour maternel qu'il avait connu comme enfant en s'attachant à de jeunes hommes); ou elle pourrait inspirer en lui un scénario complexe d'oralité selon lequel son homosexualité trouverait sa plus grande satisfaction, aussi étranger que celui puisse paraître, avec une lesbienne.

La mobilité du désir met en échec le projet de fixer l'identité par une catégorisation scientifique des désirs. Le système même de la divison sexuelle, fournit la base sur laquelle il est possible de dépasser les contraintes et les divisions qu'il institue.

Historiquement, il se peut que l'invention de l'homosexuel en tant que type ait contribué à affaiblir le sexisme qui était inhérent aux classifications antérieures basées sur les actes seuls. C'est la tentative d'essentialisation de la sexualité qui a été le point de départ d'une réflexion sur la nature des désirs qui nous incitent, entre autres, à vouloir pénétrer une autre personne, ou d'être pénétré par elle, réflexion qui, à terme, ne peut qu'aboutir à invalider toute corrélation supposée entre la réalisation de ces désirs et l'attribution d'une supériorité ou inférieure morale ou politique.

L. Bersani