Par Le National
© Roger-Luc Chayer / Le National


La théorie du chaos et son apport en médecine comportementale

© Dr Joel Dehasse


Table des matières

Introduction
Définition

La physique : entre prédiction et chaos

Le chaos en biologie

Du chaos comme métaphore en médecine comportementale

Conclusions

Références


Introduction

La théorie du chaos, comme elle est définie en physique, science précise de l'univers, est-elle prégnante en médecine du comportement ? Est-il fructueux de penser en termes de la théorie du chaos ?


Définition

La théorie du chaos définit une évolution temporelle avec dépendance sensitive des conditions initiales. C'est, comme l'écrit David Ruelle, du "bruit déterministe", c'est à dire des "oscillations irrégulières d'apparence aléatoire, produites par un mécanisme déterministe".
"Dans les phénomènes chaotiques, l'ordre déterministe crée donc le désordre du hasard" (David Ruelle).
D'où vient donc cette théorie du chaos et quels en sont les critères?

  1. Dépendance sensitive des conditions initiales.
  2. Le mouvement des fluides et la turbulence

Dépendance sensitive des conditions initiales

Quand Edward Lorenz, physicien, étudiait la météorologie dynamique, il mit au point un modèle simplifié de l'évolution dans le temps d'une atmosphère au-dessus d'un terrain plat très chaud. Ayant défini les conditions initiales, il confiait à son ordinateur le soin d'appliquer les calculs prédictifs. Décidant de refaire des calculs à partir du milieu de la période, il réintroduisit les données avec les trois décimales que son ordinateur affichait, alors qu'il calculait avec six décimales. La prédiction calculée s'écartait considérablement de la précédente. L'erreur de précision minime dans l'encodage des données avait entraîné une variation très importante de la configuration. La dépendance sensitive des conditions initiales qualifie cette petite variation des conditions initiales qui augmente exponentiellement avec le temps.

« Un peu d'incertitude initiale conduisait à l'imprédictibilité à long terme du futur du système » (D. Ruelle, p. 61). Poincaré écrivait en 1908: « Une cause très petite, qui nous échappe, détermine un effet considérable que nous ne pouvons pas ne pas voir, et alors nous disons que cet effet est dš au hasard » (D. Ruelle, p. 63).

C'est ce que Lorenz en 1972 présenta devant l'Association américaine pour l'Avancement de la science sous le titre en forme de boutade: « Prédictibilité : le battement des ailes d'un papillon au Brésil peut-il déclencher une tornade au Texas ? » (F. Lurçat, p. 94, 95). L'effet papillon était né.

Le mouvement des fluides et la turbulence

Le robinet qui coule a énervé plus d'une personne et enthousiasmé plus d'un physicien. Du goutte à goutte, à l'écoulement régulier (dit stationnaire), à l'écoulement pulsé (dit périodique) à l'écoulement fort et irrégulier ; on parle alors de turbulence.

Le mouvement périodique est un mode. Un nombre fini de modes est décrit par un attracteur quasi périodique, appelé tore. Il est quasi périodique parce que ses modes ne sont pas commensurables (ils ne sont pas en résonance) ; s'ils l'étaient, l'attracteur serait périodique.

La turbulence est-elle définie la somme des modes ?

Ce que David Ruelle a démontré, c'est que la turbulence n'est pas que la somme des modes, elle ne peut 'tre représentée par un tore, mais elle fait intervenir les attracteurs étranges.

L'attracteur étrange

L'attracteur décrit le mouvement d'un point, d'une particule, au cours du temps, dans un système dynamique déterministe. Le point circule entre deux pÙles d'attraction A et B et la propriété la plus remarquable de cette navette est son irrégularité : les nombres d'oscillations successives autour de A et de B ne sont pas constants (F. Lurçat, p.97). La représentation en ailes de papillon est très schématique ; il vaut mieux imaginer le tout comme un millefeuille. D'autres particularités de l'attracteur étrange sont que le point ou la particule ne croise jamais un trajet antérieur et que l'ensemble est un objet fractal.

L'attracteur étrange présente une dépendance sensitive aux conditions initiales et un spectre continu de fréquences qui devrait correspondre à une infinité de modes. Le moindre changement dans les conditions initiales et le point (la particule) décrit d'autres circonvolutions imprévisibles mais observables.


La physique : entre prédiction et chaos

Les m'mes causes produisent-elles les m'mes effets

Ce théorème de la physique spécifiant que « les m'mes causes produisent les m'mes effets » fut mis en brèche par James Clerk Maxwell en 1877. Chaque événement ne pouvant se produire qu'une fois ; en effet les causes diffèrent au moins par le moment ou le lieu et, de m'me, les effets.

Quand à cet autre principe qui décrète que « des causes semblables produisent des effets semblables », ceci n'est vrai que si le système n'a pas une dépendance sensitive des conditions initiales, c'est à dire que si de petites variations dans les conditions initiales ne produisent que de petites variations dans l'état final du système (F. Lurçat, p.23).

Stochastique

Le caractère stochastique implique par définition que le hasard peut 'tre présent dans la structure d'une trajectoire unique (F. Lurçat, p.32), dans les systèmes à plus de un degré de liberté (ou dont l'espace de phase a plus de deux dimensions) (ce qui n'est pas le cas de l'élégante mécanique céleste) (p.35).

La théorie KAM (Kolmogorov, Arnold et Moser) a montré qu'une perturbation dans un système modifie progressivement les tores ; les tores invariants disparaissent et les trajectoires deviennent irrégulières, sensibles aux conditions initiales et chaotiques (F. Lurçat, p.44).

Systèmes hamiltoniens et dissipatifs

Tout ceci intéresse les systèmes hamiltoniens, c'est à dire les objets physiques sans amortissement et à mouvement perpétuel. Qu'en est-il des systèmes dissipatifs, ces systèmes dont l'énergie décroît au cours du temps ? Si l'énergie du système n'est pas entretenue, il tend plus ou moins rapidement vers un certain équilibre. Si l'énergie est entretenue, il tend vers un attracteur ; le mouvement est indépendant des conditions initiales. C'est le cas d'une montre.

Un système peut avoir plusieurs attracteurs et à chaque attracteur correspond alors un bassin. L'image du mot bassin provient de la goutte d'eau qui tombe dans le bassin d'un cours d'eau et finit par rejoindre ce cours d'eau-là (et pas un autre) qui est son attracteur. Il y a des attracteurs simples, ponctuels, et d'autres à géométrie complexe, liés à des systèmes à plusieurs degrés de liberté : les attracteurs étranges.

Prédictibilité et précision

En météorologie, « il faut à peu près une semaine pour que les erreurs deviennent inacceptables » (D. Ruelle, p.99). Des prédictions à long terme peuvent 'tre réalisées en se basant sur des analyses statistiques (descriptives) des circonstances en un lieu X et un temps Y. Il est probable qu'à Bruxelles, le 31 décembre, il fasse 0 ± 15ƒC. Mais on a déjà eu 17ƒ ou ñ15ƒ. La prédiction à long terme fait état de probabilités.

Changement de phase

Une autre subtilité de la Nature, inexplicable aujourd'hui par les physiciens et mathématiciens, c'est le changement de phase, dont la congélation et l'ébullition de l'eau sont des exemples familiers (D. Ruelle, p. 164).

Les trois modèles

La physique possède trois modèles (Ekeland p.97) :

1. Modèle déterministe : l'évolution est déterminée par son état actuel ; si on peut comprendre l'état actuel, on peut reconstruire son passé et prévoir son avenir. Le déterminisme est maître du jeu.

2. Modèle stochastique : l'évolution est déterminée par un « lancer de dés » et seule la probabilité d'un événement est calculable, sans jamais savoir si cet événement aura réellement lieu. Le hasard est maître du jeu avec le calcul de probabilité.

3. Modèle déterministe chaotique : l'évolution est déterminée par son état actuel mais on ne peut pas prévoir son avenir sinon qu'il sera sur l'attracteur étrange. Le déterminisme crée son propre hasard.


Le chaos en biologie

Pour David Ruelle, « c'est une bonne idée d'étudier les systèmes biologiques comme des systèmes dynamiques » (p. 104). Cependant, « il semble que l'on doive encore attendre pour qu'émergent des résultats solides sur le chaos biologique ». Les raisons en sont simples : la dynamique des systèmes n'est pas simple, l'évolution temporelle est difficile à quantifier en équations, et m'me si c'était le cas, les équations devraient évoluer avec le temps, le système « apprenant » et changeant donc de nature ; le système n'est pas cyclique, il est irréversible. Le simple fait de mélanger de l'eau froide et de l'eau chaude, pour faire de l'eau tiède, est déjà un mécanisme irréversible ; il n'est pas possible de re-dissocier l'eau tiède en eau froide et en eau chaude aussi facilement que lorsqu'on les a mélangées.

Dès lors « l'impact du chaos reste au niveau de la philosophie scientifique plutÙt qu'au niveau de la science quantitative » (p. 105).


Du chaos comme métaphore en médecine comportementale

Le chaos, c'est à dire l'imprédictibilité d'un système soumis à des effets déterministes, existe en biologie, nous l'avons tous rencontré. Si on ne peut le quantifier, on peut au moins s'en servir au niveau métaphorique.

Quand j'ai vu un attracteur étrange et compris l'impossibilité de dire o˜ se trouvait le point ou la particule à tout moment dans cet ensemble, je me suis dit que c'était une belle image pour décrire les comportements d'un individu : à l'observer au cours du temps, on peut décrire l'ensemble de ces comportements qui sembleront centrés sur l'un ou l'autre pÙle d'un attracteur. L'attracteur étrange d'un individu pourrait décrire l'ensemble de ses probables ou de ses possibles, sans que l'on puisse déterminer à chaque instant o˜ il se trouve dans cet ensemble.

Imprédictibilité individuelle et prédictibilité statistique

Peut-on prédire le comportement d'un chien lorsqu'on l'adopte dans un jeune ’ge? De nombreux tests de sélection comportementale du chiot le font penser. Malheureusement, aucun de ces tests n'a été validé. La réponse serait donc négative ? Pourrait-on avec autant de succès pratiquer la théorie des jeux et choisir un chien au hasard du résultat d'un lancer de dé ?

S'il y a bien un système qui subit une dépendance sensitive des conditions initiales, c'est l'individu immature. On pourrait envisager que les comportements adultes de cet individu se retrouvent dans un attracteur (étrange ou non) défini par des paramètres que l'on pourrait simplifier à l'extr'me :

  • Sa génétique, définie par la génétique de ses parents, indiquée par leur phénotype et celui de leurs ascendants et descendants (s'ils existent) ;
  • les conditions de vie de développement ;

L'un et l'autre de ces paramètres sont très approximatifs.

Comme l'influence de la génétique semble s'accroître avec l'’ge, au cours de l'enfance et m'me de l'’ge adulte (Plomin & alii, p. 195), on peut envisager que des tests comportementaux individuels prédictifs plus tardifs soient plus précis. On peut aussi partir à la recherche des items peu sensibles aux variations de conditions initiales et qui seraient alors invariants dans le temps. Il semblerait que le niveau d'activité et de vocalises chez le chaton soit un de ces critères (Karsh, p.170). Il se pourrait aussi que l'agression par peur chez un chiot en situation de retournement forcé (sans colère) sur le dos soit un critère indépendant du temps (cependant, aucune validation n'en a été faite).

Ce qui par contre est plus prédictible, c'est l'analyse d'une population par voie statistique. Mais connaître la moyenne et l'écart-type d'un critère X pour une population ne permet à aucun moment d'identifier le critère X pour un individu, sinon d'envisager qu'il sera situé dans la surface identifiée par la courbe de Gauss du critère X de la population représentative. Avec cela, le client qui nous présente son chien ou son chat n'est pas plus informé et nous, vétérinaires comportementalistes, n'avons guère plus d'information prédictible à lui donner.

Il en est de m'me de vos résultats thérapeutiques. Vous pouvez analyser vos résultats et affirmer que vous avez 70 à 80% de succès. Pour l'animal en traitement, cela ne lui donne pas 70 à 80% de chances de guérison : il s'améliore ou ne s'améliore pas, soit 50%.

Semi-prédictibilité individuelle

Contrairement à la figure mathématique de l'attracteur étrange, on peut prédire avec quelque conviction (ou crédulité) une bonne part des comportements d'un individu, si on accumule une grande quantité d'information qualitative et quantitative sur lui. L'individu, qui est un système dynamique entretenu, tend à s'orienter vers un équilibre. L'ensemble de ses mécanismes d'adaptation l'y conduisent (processus d'équifinalité, par exemple). Il a une tendance à « tomber » dans le bassin d'un attracteur.

Un exemple en pathologie comportementale du chien est celui de l'anxiété de séparation - avec hyperattachement primaire et privilèges sociaux - qui « guérit » et bascule en trouble de la hiérarchie, passant d'un attracteur à l'autre de façon prévisible, en absence de modification de fonctionnement social du système.

En thérapie comportementale, l'attracteur explique le manque d'effet thérapeutique des techniques punitives dans des cas d'agression de distancement (par exemple) et l'efficacité d'un contreconditionnement qui peut faire basculer le comportement vers un autre attracteur.

Le changement de phase

L'idée du changement de phase m'inspire immédiatement l'image d'un état multipolaire, comme le syndrome unipolaire I ou II , dans lequel on a un changement quasi complet de l'ensemble des éléments psychobiologiques d'un individu (Dehasse). Mais il y a bien d'autres changements de phase :

  • physiologique, comme la puberté
  • pathologique, comme les changements d'états : changement d'humeur (dépression), état dissociatif, etc.

La turbulence

Il y a plusieurs situations qui font penser à la turbulence (chaotique) :

  • l'hyperactivité de l'individu dans un environnement stimulant
  • l'état « amoureux »
  • Ö

Dans l'hyperactivité, ; on peut plus ou moins définir, pour chaque individu hyperactif, le niveau de stimulation qui déclenchera la turbulence.

Les systèmes déterministes ou chaotiques

Les systèmes formés de plusieurs individus présentent un nombre d'interactions de n.(n-1). Abraham Moles cite cette règle sociométrique bien connue : « de façon générale, au-dessus de 5 ou 6 personnes, la productivité créatrice d'un groupe [interdisciplinaire] tend à devenir rapidement inférieure à celle de chacun des individus pris séparément dans le groupe, pis : au-dessus de 12 personnes, la productivité créatrice du groupe risque de devenir inférieure à la productivité moyenne d'un seul élément du groupe pris au hasard » (p. 158). C'est un exemple saisissant du processus de « chaotification » d'un groupe de travail.

Un système familial avec un animal peut également changer de phase lors de la perte, la maladie ou à l'addition d'un nouveau membre, animal ou humain. J'ai en t'te l'exemple de ce jeune couple avec deux enfants qui ne se parle plus pour raison de désaccord sur l'éducation du chien nouveau-venu dans la maison. Cette situation (ce nouvel équilibre) était très probablement prévue sur leur attracteur étrange.

Un système peut ainsi basculer d'un pÙle de l'attracteur à un autre en ajoutant ou en enlevant des règles de fonctionnement, des routines et des rituels de système. Un changement d'un seul élément dans ce système peut entraîner un changement de pÙle dans l'attracteur.


Conclusions

Il est trop tÙt pour quantifier le comportement en termes de chaos. Il est utile cependant d'envisager le comportement sous la métaphore du chaos, à savoir que si un comportement individuel ou de groupe (système) semble déterminé par une série de paramètres bien définis, il reste généralement aléatoire de prédire son avenir sinon en termes statistiques. Seuls les comportements qui ne sont pas sensibles aux - ou dépendants des - variations de conditions initiales peuvent rester relativement inchangés dans le temps.


Références

  • Dehasse JoÎl. 2000. Pathogénie en pathologie comportementale. Congrès CNVSPA-AFVAC, 24 novembre 2000, Paris, pp.109-110
  • Ekeland Ivar. 1995. Le chaos. Dominos Flammarion.
  • Karsh Eileen, Turner Dennis. 1986. The human-cat relationship, in The domestic cat: the biology of its behavior. Cambridge University Press.
  • Leary Timothy. 1998. Techniques du chaos. L'esprit frappeur.
  • Lurçat François. 1999. Le chaos. PUF.
  • Moles Abraham. 1995. Les sciences de l'imprécis. Seuil.
  • Plomin, Defries, McClearn, Rutter. 1999. Des gènes au comportement. De Boeck Université.
  • Prigogine Ilya. 1994. Les lois du chaos. Flammarion.
  • Ruelle David. 1991. Hasard et chaos. Poches Odile Jacob.

© Dr Joèl Dehasse
Médecin vétérinaire comportementaliste