Par Le National
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Cannes: Oshima explore la voie du samouraï!

CANNES (Reuters) - S'il est une tradition japonaise que respecte Nagisa Oshima, par ailleurs réputé iconoclaste et briseur de tabous, c'est bien celle de la composition esthétique, elle qui donne aux différentes expressions artistiques du Japon une touche reconnaissable entre toutes.

Même lorsqu'il s'agit de montrer un monde en voie de perdition, celui des samouraïs, rongé de l'intérieur et près d'être mis au rebut d'un Japon converti bon gré mal gré à l'industrialisme. Et ce n'est pas seulement parce qu'il montre des kimonos, des samouraïs, des coutumes, des moeurs et des gestes frappés au coin d'une mentalité et d'une originalité insulaires exclusives.

Tout du moins, jusqu'à ce que les canons des frégates de l'amiral américain Perry forcent les shoguns et autres daymios à s'ouvrir au monde, en 1853, amorçant en cela la refondation de l'ère Meiji, la fin de l'épopée des samouraïs et l'entrée du Japon dans le concert des nations.

Cette rencontre brutale du Japon et de l'Occident est brièvement évoquée dans "Tabou" (Gohatto), par lequel Nagisa Oshima renoue à la fois avec Cannes et avec le grand écran. Pour le grand public, Oshima, c'est avant tout "L'empire des sens". Montré à Cannes en 1976, on sait la polémique que déclencha l'érotisme brutal de cette somptueuse adaptation d'un fait divers et comment Oshima passa successivement du statut de pornographe à celui de maître du cinéma et inversement.

A l'exemple d'un Mishima en littérature, Oshima passe pour un contempteur du Japon contemporain. Avant même "L'empire des sens", des films tels que "La pendaison" ou "La cérémonie" avaient établi sa réputation auprès des cinéphiles.

"Tabou" reconstitue l'équipe de "Furyo", à savoir Oshima à la réalisation, Takeshi - ou Beat - Kitano comme acteur et Ryuichi Sakamoto pour la musique. Mais depuis "Furyo" (1983) et "Max mon amour" (1986), l'esthète japonais s'était tenu en marge du cinéma et sa filmographie ne donne que quelques témoignages télévisuels.

Adapté de nouvelles de l'écrivain japonais Ryotaro Shiba, "Tabou" prend place en 1865/1866, au sein de la milice Shinsengumi. Cette dernière a adopté le parti du dernier shogun contre l'empereur, hostile aux étrangers. La vie des samouraïs y est régie par un code strict qui, en apparence, assure leur cohésion et leur puissance.

Jusqu'au jour où la milice incorpore deux nouvelles recrues. Le samouraï Sozaburo Kano (Ryuhei Matsuda) est particulièrement remarquable. D'abord par son aspect vestimentaire. Longtemps, il est le seul de la milice à porter du blanc, alors que la couleur de celle-ci est le noir (historiquement ce n'était pas le cas). De plus, il est fin de traits, pâle de carnation, porte frange et queue de cheval, en bref a un aspect androgyne qui l'amènera à être le giton de plusieurs de ses frères d'arme.

Mais surtout, comme le détecte le capitaine de la milice (Takeshi Kitano), il est maléfique, aime le sang et la tuerie et fait en sorte, d'une manière ou d'une autre, que ses amants ne lui survivent pas, en particulier Hyozo Tashiro, l'autre samouraï recruté en même temps que lui. Conscient du trouble que génère le nouveau venu, même si l'homosexualité ne paraît avoir rien d'exceptionnel chez ces gens d'armes, le général de la milice entreprend de remettre de l'ordre dans ses troupes, alors même que des clans rivaux ont repris les armes.

C'est d'ailleurs le moment le plus humoristique du film que celui où il tente sans succès de lui faire goûter à la femme dans le quartier des geishas de Kyoto. De l'avis même de l'entremetteuse locale, l'entreprise est une véritable catastrophe. De ce point de vue, "Tabou" est en quelque sorte l'antithèse de "L'empire des sens" mais est dans le droit fil de "Furyo" où la relation homosexuelle, latente d'abord puis avouée, était l'âme des rapports entre l'officier japonais (Ryuichi Sakamoto) et son prisonnier britannique (David Bowie).

Mais tous trois traitent d'une sexualité tourmentée, inquiète et par là destructrice et, au Japon encore plus qu'ailleurs, c'est dans le sanctuaire de l'esthétique que se font les noces de l'amour et de la mort. Les films japonais sont des films de brouillard, de lune et d'eau stagnante. "Tabou" ne faillit pas à la tradition et c'est dans un tel décor et une telle atmosphère que se produit l'obscur dénouement.

Le samouraï accroupi dans une maison aux cloisons de papier tient maintenant de l'image d'Epinal et Oshima est un révolutionnaire qui ne rejette pas ce classicisme, cadrant parfois comme le faisait Yashujiro Ozu, exactement à la hauteur de vue du personnage.

C'est aux funérailles d'un monde, à la fois somptueuses et de bon goût, discrètes souvent et éplorées parfois, que nous invite Oshima et l'ordonnateur en est cette gracile et dangereuse silhouette d'un samouraï tout de blanc (la couleur de la trahison au Japon) vêtu, à la fascination si impérieuse que l'on a presque le sentiment que c'est avec délice que ses congénères s'acheminent vers leur propre fin.

Cette fin d'époque est magistralement symbolisée à la toute fin du film, lorsque le capitaine de la milice abat un frêle cerisier d'un seul coup de son katana.